Photos Michel Lefrancq
Photographe surréaliste (1916-1974)
1890 - 1930
L'ancêtre des diapositives

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Données techniques
Matériel d'occasion








Musée Duesberg Mons
Jacques Du Broeucq
1505 - 1584










Textes sur les grands photographes présentés au club

 

Alfred Stieglitz, la photographie et l'art moderne



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Alfred Stieglitz est né à Hoboken, dans le New Jersey, le 1er janvier 1864. Il est le fils aîné de Edward Stieglitz et Hedwig Ann Werner, des immigrés juifs allemands arrivés aux États Unis en 1848. Le père est lieutenant de l’ armée des États Unis d’ Amérique, mais après trois années de combats (c’ est la Guerre de Sécession qui ne prendra fin qu’ en avril 1865), il peut être exempté de présence au front, ce qui lui permet de veiller personnellement à ce que son fils reçoive une bonne éducation. Cinq frères et soeurs naîtront dans les années suivantes.

Dès 1871 il fréquente la meilleure école privée de New York, puis le City College où enseigne son oncle, mais ses parents considèrent cet enseignement trop peu stimulant et décident alors de l’ envoyer poursuivre son éducation en Allemagne.
En 1881 le père a vendu son entreprise de distribution en gros de vêtements de laine pour 400.000 dollars, soit environ l’ équivalent de 9 milliards de dollars actuels, et emmène sa famille en Europe. Alfred Stieglitz est envoyé au Gymnasium de Karlsruhe, ses frères et soeurs à Weimar, et les parents voyagent à travers le continent. L’  année suivante il commence des études d’ ingénieur à la Königlische Technische Hochschule de Berlin (actuellement la Technische Universität Berlin) et son père lui alloue une pension mensuelle équivalant à environ 30.000 $ actuels qui lui permet de passer la plupart de son temps à circuler dans les environs à la recherche de rencontres et de discussions intellectuellement stimulantes. Il suit les cours de chimie de Hermann Wilhelm Vogel, un photographe et scientifique hautement respecté qui participera activement aux progrès des émulsions photographiques. La dotation pour le moins généreuse dont il bénéficie lui permet d’acheter sa première caméra (une chambre 20 x 25) et de voyager en Allemagne, en Italie et en Hollande en prenant de nombreuses photographies.
En 1884 ses parents rentrent en Amérique, laissant Alfred Stieglitz maintenant âgé de 20 ans en Allemagne. Il achète de nombreux livres sur la photographie, aussi bien européenne qu’ américaine, et commence à définir sa théorie sur la photographie en tant qu’ art. C’est en 1887 qu’il écrit son premier article A Word or Two about Amateur Photography in Germany pour le magazine The Amateur Photographer, un hebdomadaire anglais dont le premier numéro est paru en 1884 et qui existe encore à ce jour. Il remporte la même année le premier prix du concours organisé par le magazine avec sa photo The last joke, Bellagio. Il remportera l’ année suivante les premier et deuxième prix dans le même concours et sa réputation s’ étend progressivement lorsque d’autres magazines britanniques et allemands commencent à publier son travail.

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Son professeur à la Königlische Technische Hochschule de Berlin, lui a inculqué une connaissance approfondie de la science et de la technique liées à cette pratique. Il initie ses élèves aux derniers développements des procédés alors en évolution rapide, les soumettant aux différents problèmes rencontrés dans la photo de paysage, le portrait, la reproduction des  oeuvres d’ art ou la photo d’un objet clair sur fond obscur pour découvrir, par la pratique, si les détails pouvaient être également saisis dans les hautes lumières et dans les ombres, démontrant par l’ exemple que chaque type de prise de vue requérait une étude particulière.

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Quoiqu’ il ait pu dire en 1922, ou par la suite, Alfred Stieglitz était, déjà enfant, baigné dans un environnement artistique. Edward Stieglitz, son père, était un businessman prospère et un peintre amateur, un collectionneur qui fréquentait des artistes, et le jeune Alfred partageait cette vie. En 1876, il citait comme son peintre préféré Fedor Encke, portraitiste et peintre de genre qui a vécu chez les Stieglitz durant un an. Arrivé en Allemagne en 1882, il a rendu visite à Wilhelm Gustav Friedrich Hasemann, un autre peintre de genre soutenu par son père, à son domicile de Gutach dans la Forêt Noire et, quand il a commencé ses études à Berlin, il a fréquenté le sculpteur néo-classique Erdmann Encke (frère aîné de Fedor Encke), professeur à la Berlin Akademie et photographe portraitiste, qui l’ envoyait chaque jour voir des statues et des peintures à travers la ville. Ses peintres favoris comprennent alors Rubens, Van Dyke et Michelangelo. Hasemann pour sa part lui fait connaître des artistes contemporains allemands et hollandais tels que Jozef Israëls, Max Liebermann ou Fritz von Uhde, tandis que son ami Frank Simon Hermann, qui étudie à la Königliche Kunstgewerbeschule (Académie royale) de Munich, la ville qui est alors le centre artistique le plus important d’ Allemagne, lui fait découvrir les artistes contemporains en vogue Franz von Defregger, Eduard Grützner, Frans von Lenbach et Ludwig Passini. à ses débuts comme photographe, il s’ est inspiré de certaines des oeuvres de ce dernier pour réaliser des scènes de genre, mais elles présentent néanmoins une différence de taille d’ avec leur modèle : elles sont plus spontanées, directes, littérales, elles sont attachées à un lieu et un moment. Elles ne sont pas empreintes d’ idéalisation romantique contrairement aux tableaux qui les ont inspirées.


New York

A son retour aux USA à la fin 1890, il s’immerge complètement dans ce qui a alimenté ses réflexions en Allemagne : sa propre photographie, l’ oeuvre d’ autres artistes, et la chimie et les expérimentations qu’il avait entreprises alors. Il n’ a cherché aucun emploi et son père finance pour lui l’ achat d’une petite entreprise, la Photochrome Engraving Company, dans laquelle il pourra s’ adonner à sa passion tout en gagnant sa vie. Alfred Stieglitz était tellement exigeant sur la qualité du travail, et payait tellement bien ses employés, que la compagnie ne fit presque jamais de bénéfices. Il rejoint la Society of Amateur Photographers de New York et il commence à écrire régulièrement pour la revue The American Amateur Photographer tout en continuant à participer à des expositions, dont une très importante organisée conjointement par le Boston Camera Club, la Photographic Society of Philadelphia et la Society of Amateur Photographers de New York, ainsi qu’ à des concours dans lesquels il remporte de nombreux prix.

C’ est à cette époque qu’il achète sa première caméra 4x5 pouces qui lui permet de travailler à main levée alors que la précédente, au format 8 x 10, imposait l’usage du trépied. La liberté que lui procure ce nouveau matériel lui permet de saisir sur le vif des scènes de rue. Quoique le caméra à main soit destinée à révolutionner la photographie, Stieglitz semble néanmoins l’ avoir approchée avec méfiance. Beaucoup de photos paraissent avoir été faites sans sujet particulier, comme si le simple fait de photographier une scène pouvait suffire. Sans doute lui fallut-il un certain temps pour « domestiquer » ce nouveau matériel. Winter on Fifth Avenue et The Terminal, réalisées durant l’hiver 1893 à New York ont été faites avec cette nouvelle caméra.

La réputation de Stieglitz, aussi bien comme photographe que pour ses écrits sur la place de la photographie en tant qu’ art aux côtés de la peinture ne cesse de grandir et, au printemps 1893 il se voit offrir la responsabilité de rédacteur en chef adjoint de la revue The American Photographer qu’ il accepte, tout en refusant tout salaire pour ce travail. Comme son entreprise, la Photochrome Engraving Company, en faisait déjà la photogravure, il ne voulait pas que l’ on puisse lui reprocher un conflit d’ intérêts.
Winter on Fifth Avenue, 1893.
Winter on Fifth Avenue est sans doute la première photo avec laquelle il passe du document, de la représentation de la nature, à l’ oeuvre d’ art. L’ image a été fortement reconstruite, Stieglitz est passé d’ une composition horizontale à une image verticale en éliminant les piétons à gauche et à droite pour centrer l’ attention sur l’ attelage. Il y aura plusieurs tirages successifs, dans lesquels il va réduire le contraste pour accentuer l’impression de tempête de neige puis effacer les billes de chemin de fer (visibles en bas à gauche de l’image) sur le négatif. Loin de l’instantané de la prise de vue, Winter on Fifth Avenue est devenu une oeuvre d’ art, une sorte de poème tonal qui sera exposé une douzaine de fois avant 1900.

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Au début de 1894, ils partent pour l’ Europe où ils voyagent à travers la France, la Suisse, la Hollande et l’  Italie. Stieglitz y fait de nombreuses prises de vue et rencontre à Paris Robert Demachy, l’ ancien banquier devenu photographe, avec qui il entretiendra des relations sa vie durant, et à Londres, les fondateurs de l’ association The Brotherhood of the Linked Ring (plus connue sous l’ abréviation de Linked Ring) qui défendait le point de vue que non seulement la photographie était un art mais aussi une science. Il restera également en contact avec eux pendant de longues années. Il a aussi rendu visite à Hasemann à Gutach et travaillé un temps à ses côtés, photographiant les mêmes sujets et peut-être les mêmes personnes que le peintre prend comme modèle. Comme beaucoup de peintres de l’ époque, comme Gauguin par exemple, il recherche l’ authenticité de cultures plus « primitives » que la sienne. « Je n’aime pas le superficiel et l’ artificiel, dira-t-il en 1896, et j’ en trouve beaucoup moins dans les classes inférieures. »
Les images qu’il rapporte de ce deuxième voyage en Europe l’ établissent définitivement comme un des photographes les plus importants de son temps. Comme d’ autres pictorialistes, Heinrich Kühn ou Robert Demachy, il utilise tous les moyens à sa disposition pour faire de ses photos des oeuvres impressionnantes, dignes d’ être exposées, et qui seraient immédiatement perçues comme oeuvres d’ art. C’est ainsi que pour Winter on Fifth Avenue notamment, il a utilisé des internégatifs agrandis qui lui ont permis une retouche aisée et précise des détails qu’il jugeait nuisibles à l’ image. Il fait des tirages virés en sépia, rouge, bleu, vert et même occasionnellement en jaune...
Les images de ce voyage européen formeront l’ essentiel de ses expositions dans les années à venir. Il semble surtout intéressé par les questions techniques à cette époque et vouloir montrer la nature plastique de la photographie par des exemples variés de manipulations lors des tirages. Stieglitz se montre par ailleurs fort sensible à la critique, évitant de montrer à nouveau des images peu appréciées lors d’une exposition ou en représentant systématiquement d’ autres qui ont été remarquées.


Le Camera Club

Il est alors élu comme un des deux premiers membres américains du Linked Ring et cette nouvelle marque d’ estime lui donne un nouvel élan dans son combat pour la reconnaissance de la photographie en tant qu’ art à part entière aux États Unis. Il y avait alors deux clubs à New York, la Society of Amateur Photographers et le New York Camera Club qui étaient tous deux attachés aux techniques et au style anciens de la photographie, en difficultés financières et ayant perdu beaucoup de leur influence. Stieglitz se consacre à une fusion des deux clubs et travaille la majeure partie de 1895 dans ce seul but après avoir abandonné la direction de son entreprise et son poste de rédacteur à l’American Amateur Photographer. En mai 1896 il peut savourer son succès en se voyant offrir la présidence du nouveau club qui prend le nom de Camera Club of New York, poste auquel il préfère celui de vice-président qui lui permet de se consacrer au programme du club plutôt que d’ être astreint à sa gestion administrative. Il veut en faire un lieu d’ excellence et d’ influence et, pour atteindre cet objectif, il propose de transformer le journal du club en une revue de haute qualité largement diffusée. Très rapidement il a la haute main sur les activités du club et, même si les membres du conseil d’ administration ne partagent pas tous son enthousiasme et sa vision, ils lui donnent carte blanche dans la réalisation de son projet. Le premier numéro de Camera Notes paraît en juillet 1897. Pendant les quatre années suivantes, Stieglitz utilisera Camera Notes pour défendre sa conception de la photographie comme art à part entière. Il y fait paraître des articles sur l’ art et l’ esthétique aux côtés d’ oeuvres très soigneusement reproduites des principaux photographes américains et européens, et la revue est rapidement considérée comme une des meilleures au monde dans son domaine.

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La Photo-Secession

En deux mois il réunit un ensemble de photos de ses amis proches, dont Edward Steichen qu’il avait introduit au Camera Club en 1899. Il a pour la première fois le contrôle total du choix des exposants, des oeuvres et de leur accrochage. En hommage aux photographes de Munich qui avaient organisé en 1898 une exposition de peintures et de photographies, se présentant comme « Sécessionnistes », il donne le nom de Photo-Secession à son groupe. Ses membres se déclarent ainsi en sécession non seulement avec les traditions de leur époque mais également avec le contrôle spécifique exercé par le Camera Club sur le travail de ses membres. L’  exposition s’ ouvre en mars 1902 et rencontre immédiatement un vif succès.

Encouragé par cette reconnaissance de ses choix, Stieglitz abandonne définitivement toute implication dans la publication de Camera Notes et envisage la création d’un nouveau magazine consacré à la photographie pictorialiste afin de promouvoir les orientations artistiques de la Photo-Secession. La nouvelle revue s’ appellera Camera Work et il est déterminé à ce qu’ elle soit reconnue comme la meilleure et la plus somptueuse des publications photographiques. Le premier numéro paraît en décembre 1902 et contient de splendides photogravures imprimées à la main, des articles sur la photographie et l’ esthétique, des comptes rendus et commentaires sur des expositions et des photographes.

Stieglitz était un perfectionniste et il a poussé à l’ extrême ses exigences de qualité dans la reproduction des photographies à un point tel que, lors d’une exposition de la Photo-Secession à Bruxelles, les organisateurs ont exposé les reproductions issues du magazine parce que les tirages originaux n’ étaient pas arrivés en temps sans que le public ne s’ aperçoive de la supercherie.

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La photographie commence maintenant à être largement reconnue comme un art à part entière, mais il est convaincu que la seule façon de la faire reconnaître comme égale aux autres formes d’ art est de l’ exposer et de la publier à leurs côtés. La Photo-Secession qu’il a créée fait désormais partie de la culture reconnue.
A la fin de 1906, une jeune artiste de 28 ans, relativement peu connue, Pamela Colman Smith, vient montrer ses dessins et aquarelles à Stieglitz. Peut-être séduit à la fois par son audace et par son art inhabituel, il accepte de l’ exposer. L’  exposition de 72 de ses dessins et aquarelles a lieu en janvier 1907 et, après la parution d’ un article enthousiaste dans le New York Sun, attire bien plus de visiteurs qu’ aucune des expositions de photos qui l’ ont précédées, toutes les oeuvres exposées seront vendues. C’ est le début d’une nouvelle phase dans la carrière d’ Alfred Stieglitz qui va influencer à la fois son oeuvre et la culture américaine. Il y avait longtemps qu’il voulait confronter directement la photographie aux autres expressions graphiques car il pensait qu’il était hautement instructif de comparer dessin et photos afin de juger des possibilités et des limitations de la photographie.

Les 10 années suivantes verront au 291, outre les expositions de la Photo-Secession, des expositions des principaux artistes modernes européens dont Cézanne, Matisse, Picasso, Brancusi, entre autres, qui seront montrés aux États Unis pour la première fois grâce à lui. En 1912, un numéro spécial de Camera Work est entièrement consacré à Matisse et Picasso. Ces artistes européens lui apportent de nouvelles idées sur la forme, les couleurs, l’ abstraction, et de nouvelles sources d’inspiration puisées dans les arts premiers, l’ art naïf, la culture populaire et la machine qui vont influencer son art même si cette période le voit peu productif. Il se documente sérieusement et, lors de deux nouveaux voyages en Europe en 1907 et 1909, il visite de nombreuses expositions, rencontre des marchands et des collectionneurs, rend visite à des artistes. Il lit, découvre et étudie.

Lors du voyage de 1907, il a assisté à la première présentation commerciale des Autochromes des frères Lumière qui sont encore inconnus aux États-Unis, et il expérimente ce nouveau procédé à Paris avec Edward Steichen, Frank Eugene et Alvin Langdon Coburn. Lors de son retour à New York il en organisera une présentation pour la presse qui aura un grand retentissement.

The Steerage, 1907.Les Little Galleries of the Photo-Secession connaissent une brève fermeture, pour des raisons financières, jusqu’ à ce qu’ elles ré-ouvrent en février 1908 sous leur nom simplifié de « 291 ». Stieglitz intercale délibérément des expositions de peintures, sculptures et dessins entre les expositions de photographies, des expositions qu’il sait devoir entraîner la polémique, comme celle consacrée aux dessins et aquarelles de Rodin en 1908 dont le contenu explicitement sexuel choquera l’ Amérique puritaine d’ alors. Il voulait que les visiteurs du 291 voient, discutent et mesurent les différences et les ressemblances entre les artistes des différentes expressions, entre les peintres, les sculpteurs et les photographes, entre les Européens et les Américains, entre les artistes confirmés et reconnus et les nouveaux venus sur la scène artistique. Il fait peu de prises de vue, trop occupé à organiser des expositions et à réaliser les numéros de Camera Work. Son père décède en 1909 et Stieglitz hérite de 10.000 dollars qui lui permettront de maintenir sa galerie et Camera Work à flots pendant encore quelques années. C’ est à cette époque qu’il fait la connaissance de Marius de Zayas, un artiste mexicain qui deviendra un de ses plus proches collaborateurs et l’ introduira auprès de nouveaux artistes en Europe. Comme sa réputation de promoteur de l’ art moderne européen s’ étend, il est rapidement approché par de nouveaux artistes américains qui espèrent être exposés dans sa galerie. Fasciné par leur vision moderne, il exposera très tôt les oeuvres de peintres tels que John Marin, Alfred Maurer, Charles Demuth ou Marsden Hartley au 291.

Toutes ces expositions de peintres américains et européens d’ avant garde préfigurent ce que sera l’ Armory Show en 1913, un électrochoc pour le milieu des amateurs d’ art de New York, une exposition de 1300 oeuvres modernes dont Stieglitz sera un des sponsors et pour laquelle il prêtera plusieurs oeuvres de sa collection personnelle.

En 1910 Stieglitz est invité par le directeur de la Albright Art Gallery à organiser une importante exposition de ce qu’il y a de mieux en photographie moderne. Malgré l’ annonce d’un concours ouvert parue dans Camera Work, le fait qu’il en soit responsable entraîne de nombreuses critiques. Un éditorial du magazine American Photography du mois d’ août proclame que Stieglitz ne peut plus percevoir la qualité de photos qui ne se conformeraient pas au style si caractéristique de ce qu’il montre généralement, que la Photo-Secession était progressiste et en avance sur son temps à ses débuts, mais qu’ elle est désormais une force réactionnaire et dangereuse. L’ exposition présentera plus de 600 photos dont les critiques loueront les qualités esthétiques et techniques, mais relèveront par ailleurs que la majorité des oeuvres présentées provient d’ artistes que Stieglitz connaît et expose depuis des années au 291 ; et de fait, plus de 500 des photos exposées viennent de seulement 37 photographes, dont Alfred Stieglitz lui-même. La même année, le jeune photographe américain Alvin Langdon Coburn, publie un portfolio de 22 études de New York montrant des gratte-ciel, des rues caverneuses et des vues du port avec une audace formelle inconnue des pictorialistes. Stieglitz applaudit cette démarche, mais se voit clairement défié comme chef de file du pictorialisme.

Ses photos de New York présenteront alors une intensité et une complexité visuelle nouvelles. Il s’attache à montrer les icônes de la modernité de New York, le port empanaché de fumée comme une machine en plein travail et les buildings en train de s’ériger. Son New York devient alors une illustration de puissance architectonique et de force brute, une expression de la modernité quoique représentée par des moyens anciens.

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Stieglitz poursuit néanmoins son oeuvre de diffusion de l’ art moderne et de la photographie en organisant de nombreuses expositions au cours des années suivantes et en publiant des articles dans Camera Work. La première guerre mondiale qui s’ annonce au début de 1914 aura évidemment une influence sur lui et sur son travail. Il est fortement inquiet pour sa famille et ses amis en Allemagne, et il doit trouver un nouvel imprimeur pour les photogravures de Camera Work qui y étaient imprimées depuis des années. Le conflit entraîne une baisse générale de l’ économie américaine, et le marché de l’ art en est une des premières victimes. Le numéro d’ avril de Camera Work ne paraîtra qu’ en octobre, et il faudra attendre près d’un an la parution du suivant. C’ est à cette époque que, sous l’influence des avant-gardes européennes en peinture et sculpture, il remet en cause ses conceptions esthétiques de la photographie. Il considère dès lors que le pictorialisme ne peut plus représenter le futur, que c’ est une vision du passé. L’influence de Paul Strand a probablement aussi été déterminante à ce sujet. Strand fréquentait la galerie 291 depuis de nombreuses années, et Stieglitz fut un des premiers à apprécier son style, il a publié certaines de ses photos dans Camera Work, dont le dernier numéro, en 1917, lui sera entièrement consacré. La même année verra la fermeture définitive de la galerie 291 et la fin de la Photo-Secession.

Au début de 1916, par le biais d’un portfolio de dessins qui lui est soumis, Stieglitz découvre l’ oeuvre de Georgia O’Keeffe, qui vit au Texas où elle enseigne le dessin, et qu’il décide d’ exposer sans même lui en parler. Elle ne l’apprendra que par un ami qui a vu ses oeuvres à la galerie. Elle fera peu après le voyage à New York où ils se rencontreront et où elle finira par s’installer. Stieglitz a trouvé son « âme soeur » et ils se marieront en 1924 quand il aura obtenu son divorce. Georgia O’Keeffe se réservera toutefois régulièrement des périodes à l’ écart de Stieglitz, notamment au Nouveau Mexique, pour pouvoir se consacrer à son art en toute indépendance alors que Stieglitz quittera rarement New York, sauf pour des séjours dans la propriété familiale de Lake George dans les Adirondacks, à environ 300 km au nord de New York, lors des grandes chaleurs de l’ été.

Retour à un art « autochtone »

Georgia O'KeeffeÀ partir des années 1916 – 1917, son optique générale concernant l’ art évolue radicalement. Alors que toute son activité à la galerie 291 et avec Camera Work était tournée vers les avant-gardes européennes et américaines, il resserre son intérêt sur l’ art américain de la côte Est en une sorte de repli nationaliste. Son nouveau cercle cultive une espèce de mystique naturaliste, absolument imperméable à l’ évolution moderne de l’ après-guerre. Dans une revue éphémère publiée par Stieglitz à cette époque, un article s’insurge ainsi contre le compositeur Darius Milhaud qui introduit des rythmes de jazz dans sa musique. À part les photos de machines de Paul Strand, tout est orienté vers la nature, le vent, les nuages... Stieglitz adopte ainsi une attitude aristocratique envers l’ art moderne qui est complètement en opposition à l’ évolution du moment. Il semble ne pas avoir du tout compris les changements profonds induits dans la société par la Première Guerre mondiale.
De 1918 à 1925, Stieglitz photographie Georgia O’Keeffe de manière obsessionnelle, réalisant des portraits, des études de nus et des gros plans de parties de son corps, de ses mains, de son visage devant certains de ses tableaux. Au début de 1921 il est invité à exposer aux Anderson Galleries de New York, sa première exposition en solo depuis celle de 1913. Un tiers des photos exposées est consacré à Georgia O’Keeffe. L’  année suivante le verra organiser une exposition de peinture et gravure de son ami John Marin et se consacrer à une suite de photographies de nuages à propos desquelles il déclarera qu’il voulait « découvrir tout ce qu’il avait appris en 40 ans sur la photographie, montrer que le succès de ses photos n’ était pas dû à un sujet spécifique – les nuages sont là pour tout le monde. » Durant les douze années suivantes il réalisera des centaines de photos de nuages, sous le titre générique de Equivalents, qui sont souvent considérées comme la première expression de l’ abstraction en photographie. Enfin, il fait des photos des buildings de Manhattan depuis la fenêtre de son hôtel mais prend bien soin de réaliser des tirages très contrastés, mettant en valeur la qualité esthétique des volumes, des jeux d’ ombres et de lumières, en éliminant toute trace de vie humaine. C’ est une ville idéalisée, intellectualisée, qu’il représente, à l’ opposé de ce qu’il montrait dans Winter on Fifth Avenue ou The Terminal. Elles démontrent son rejet de ce qu’il appelle la vulgarité de la ville et de la vie urbaine.

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Les années suivantes voient la santé de Stieglitz se dégrader, il souffre d’angine de poitrine, survit à plusieurs crises cardiaques et meurt finalement durant l’ été 1946 d’un ultime infarctus.

Quoiqu’ on puisse penser, au vu de son attitude à partir des années 20, qu’il soit resté un homme du XIXe siècle, il n’ en est pas moins vrai qu’il a fait connaître l’ art moderne du XXe siècle naissant aux Américains et que son apport à ce titre en fait un personnage incontournable dans l’histoire artistique de son pays.

Michel Lefrancq
Pour le Photo-Club de Mons, le 09.03.2017.